samedi 10 décembre 2016

Les oies de Chassignoles


Belisama et son oie



Mais c'est le coq gaulois qui réveille le monde,
Et son cri peut promettre à votre nuit profonde
L'aube du soleil d'Austerlitz !
Victor Hugo, Odes et Ballades, Odes, III, 7



Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par les Romains... Toute ? Non ! Un peuple du sud du massif central, les Gabales, irréductibles Gaulois alliés de Vercingétorix et des Arvernes, résistent encore et toujours à l'envahisseur, retranchés derrière leurs frontières naturelles des Cévennes, des causses, des monts d’Aubrac et des hauts plateaux de la Margeride. La vie n'est pas facile pour les garnisons de légionnaires romains des postes avancés de Nemausus, Condatomagus, Indiciacum et Anicium (1). Mais pour les Gabales non plus, contrairement à leurs compatriotes d’Armorique, ils doivent s’employer pour faire face aux légionnaires d’élite envoyés par Rome. Ils sont opposés à la fameuse Xe légion Veneria, ainsi nommée car fidèle à Vénus, même si le bruit court que ce nom vient du fait que la plupart des légionnaires ont contracté une maladie vénérienne lors d’une campagne contre les Cynoscéphales (Κυνὸς Κεφαλαί), les barbares de Thèbes. La valeur des guerriers gabales est reconnue par César lui-même par la formule Horum omnium fortissimi sunt Gabali (2) qu'il a écrit dans son journal de la guerre. Le tableau de Giselle Almeida présenté ci-dessous illustre très bien la supériorité numérique des romains, le mouvement tactique d’encerclement opéré par la légion, mais aussi la rage et la férocité qui animent les Gabales dans leur combat pour sauvegarder leur liberté et leur indépendance.

Les oies de Chassignoles - Giselle Almeida
Intitulé « les oies de Chassignoles », ce tableau relate la bataille qu'ont livrée deux guerriers gabales contre un détachement de la Xe légion qui tentait de prendre de nuit le plateau d'Espouzolles (3). A cause des casques, pila (4) et boucliers, ces derniers sont très bruyants et ne prennent pas garde à une compagnie d'oies abritée avec les bovins dans l’étable. De là, l’oie à l’ouïe la plus fine alerta ses congénères du hameau de Chassignoles (5) situé au pied du plateau. Réveillés par les cacardements des oiseaux, ils ont pu repousser l'assaut des Romains et tenir la position jusqu'à l'arrivée de renforts. En arrière plan, l'artiste a placé l'étang formé par la Truyère au lieu-dit le Soulier. Par contre, les volatiles qui donnent leur nom à l’œuvre ne sont pas présents sur le tableau. Le peuple gabale honora les oies salvatrices en leur laissant la vie alors qu'elles étaient destinées à finir rôties. En remerciement pour la victoire, il  dédia aussi un nemeton (6) à la déesse Belisama. Une trace toponymique est restée dans les environs, au lieu-dit Bel-ami du village de Serverette, qui tire donc son nom de cette déesse gauloise qui se déplaçait à cheval sur une oie.

Cet esprit de l'oie à réagir promptement à l'agression de la légion provoqua la promulgation d'un jeu de lois par le sénat de Rome afin d'accélérer la conquête de la région. On alloua des terres à des vétérans et à des patriciens de bon aloi. L'émoi des indigènes gaulois fut grand, et plutôt que de rester aux abois, ils s'organisèrent pour que l'occupant ploie et rééditèrent plusieurs fois leurs exploits. Ce n'est qu'au IIIe siècle qu'une paix de circonstance se déploie, donnant naissance à une civilisation romo-gauloise.

Lozérix -  Ligne bleue d'Auvergne


(1) Nîmes, Millau, Saint-Flour, Le Puy-en-Velay.
(2) De tous les peuples de la Gaule, les Gabales sont les plus braves. Locution latine parfois réduite à la formule Fortissimi sunt Gabali (Les Gabales sont les plus braves). Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César, livre 1er, 1.
(3) Commune de Saint-Chély-d'Apcher.
(4) Pluriel de pilum
(5) Commune de Rimeize.
(6) Sanctuaire.

samedi 12 novembre 2016

Dure en dalle


Ápecagenos
Barde et historien
En ce temps là, les routes conduisant d'un monde à l'autre se croisaient dans les brumes et pouvaient s'entrouvrir au gré des pensées et des désirs de chacun.
Marion Zimmer Bradley, Les dames du lac




Gabalie, Gévaudan, Lozère, trois noms pour un même espace qui n’a quasiment pas changé depuis sa fondation. Sur ces terres, mythes et sagas illuminent de leur lyrisme le récit régional. C’était déjà le cas lorsque les Romains firent la guerre des Gaules. Leur chef fut grandement impressionné par la civilisation des Arvernes, et donc des Gabales qui faisaient partie de leur grande confédération. La richesse de leur cosmogonie et la façon d’être qui en découlait, un admirable équilibre entre l’homme, la nature et les éléments, influencèrent le récit impérial qu’il fit plus tard, à tel point qu’il parla lui-même de l’âme à mythe de César qu’avait été pour lui le territoire gabale, ensemble géographique détenteur d'une identité physique et spirituelle.

Il sera conté ici l'histoire de l’arme symbole de pouvoir qui n’est pas sans rappeler la tradition arthurienne. Ces récits, mélange de fantastique et de faits réels sont souvent racontés le soir lors d’un souper copieux et convivial réunissant de nombreux participants. Lors de ces soirées de fêtes, les Lozériens dînent à mythes, tout en engloutissant de pleines marmites de victuailles.

En 669, le Gévaudan est occupé par la tribu wisigothique des Parigoths, dits aussi les Teteudevos, regroupés dans la redoutable confédération des Francs Ciliens (1), aussi nommés Teteudechyens. Ils ont instauré un régime féodal qui pèse très lourd sur les autochtones privés de leur souveraineté. Les Parigoths enfermaient dans des camps de prisonniers tous les Gabales qui s’opposaient à eux, des camps si durs qu’ils sont restés dans la légende comme les stalag-mythes. Entrés en résistance, quelques Gabales ont formé la communauté de l’Ane-haut, petite troupe formée de cavaliers qui se déplacent sur de grands ânes à travers le territoire pour fédérer la résistance.

Une légende rapportée par le barde Ápecagenos, ermite compilateur de l’Histoire gabale, prophétise que le Gévaudan sera libéré par celui qui parviendra à retirer une épée profondément scellée dans la dalle de granit de la Roche Branlante à Châteauneuf de Randon. Cette épée à la lame dure fait partie d’un quatuor d’armes forgé en des temps très anciens par les nains, maitres du feu et de l’acier, les Korrigans celtes, les Nibelungen nordiques ou Héphaïstos le Grec. Elles ont pour nom Balmung, Durandal, Excalibur et Lardaun. Cette dernière a été fabriquée par les farfadets Dargilan et Avenarman, dans les profondeurs des causses lozériens. Elle a été trempée dans l’eau d’un gouffre sacré (2) du Tarn, ce qui confère à la lame de l’épée Lardaun le pouvoir magique de Taranis, le dieu de la foudre et du tonnerre à qui la rivière doit son nom. Quant à l'eau de la source de la Burle qui se mélange à celle du Tarn à Sainte-Énimie, elle apporte au détenteur de l'épée une protection contre les dermites (3).

L'épée Lardaun scellée dans la roche Branlante

Le héros, ainsi reconnu, pourra alors s’appuyer sur La communauté de l’Ane-haut Lozérien et devra affronter les Parigoths, auxquels se sont joints les Doryphores (4), soldats perses établis entre les Cévennes et la Méditerranée après avoir été les mercenaires de l’empereur romain Théodose II. Il pourra aussi compter avec l’appui des Bofadors (5), les géants cracheurs de feu, une race oubliée de l’Aubrac née de l’union entre des hommes et Kastagna, une des déesses de la guerre (6). Il est dit aussi que l'enchanteur Quézaco fabriquera, à base d’eau pétillante, une potion magique pour les guerriers gabales. L’eau pétillante jaillissait des entrailles de la terre avant d’être recueillie dans des chaudrons. Ces ustensiles qui, comme le Graal, ont contenu le précieux liquide, sont devenus les légendaires seaux-d’eau-mythes.

L’union de ces trois forces qui combattront aux cotés du héros, porteur de l’épée Lardaun, symbole rassembleur et de légitimité, libèrera la terre gabale.

Lozérix – Des hauts nids d’as au défilé des terres mobiles



(1) Les Francs étaient divisés en tribus, les principales étant les Saliens (Clovis), les Ripuaires (Sigebert) et les Ciliens (Hannidalgos).
(2) Ce type d’endroit est aujourd’hui nommé marmite du diable.
(3) Énimie, fille de Clotaire II, sœur de Dagobert Ier, aurait guéri de la lèpre dont elle était atteinte, grâce aux eaux de la source de la Burle au VIIe siècle.
(4) Étymologiquement les porteurs de lance.
(5) Aujourd’hui le bouffadou est un tube en bois dans lequel on souffle et qui permet de diriger l'air sur un point précis du foyer.
(6) A l’origine des toponymes Cassagnas, Chastagnier.

samedi 22 octobre 2016

Petits heurts entre amis


L'ennemi est bête : il croit que c'est nous l'ennemi, alors que c'est lui !
Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire


La communauté de frontières avec le département du Gard nous impose une proximité parfois difficile à accepter avec des êtres occupant le mauvais côté géographique des choses et le côté obscur de l’espèce. Fort heureusement, l’ouverture d’esprit et la générosité des Gabalitains rendent le quotidien de cette lourde contigüité plus facile car ils savent se comporter en bons pères de famille envers les garnements, les entourant d’un salutaire et bienveillant paternalisme. Quel est l’état des lieux ? Contrairement à une rumeur tenace, les Lozériens n’éprouvent ni haine ni détestation envers les Gardois, ceci est une exagération de la réalité. Tout au plus, une exaspération justifiée s’exprime à certaines périodes, pendant la saison des champignons par exemple. La plupart des Lozériens, les authentiques – ceux qui le sont depuis 40 générations – constate simplement les importantes différences physiques, génétiques, intellectuelles et comportementales qui les séparent de ces hominidés.

Tandis que les Lozériens sont issus de la branche Cro-Magnon des homos sapiens sapiens, les Gardois descendent des derniers résidus néandertaliens qui sont restés coincés entre les Gardons, le Rhône et le Vidourle, dans une nature ingrate peuplée de vachettes, de chevaux et de moustiques, ces insectes philosophes se répartissant entre l’école d’Épictète et la secte d’Épicure, que les quelques flamands roses, seule note bucolique du lieu, ont bien du mal à absorber puis digérer. Leur langue prouve d’ailleurs cette filiation récente avec Neandertal. Le gardois, littéralement patois du Gard, est un sabir guttural dominé par l’onomatopée « oputinkon », placée aussi bien en début de phrase qu’en fin de phrase, le concept de phrase s’entendant par trois ou quatre mots mis maladroitement les uns derrière les autres.

Physique gardois illustrant l'héritage préhistorique récent (Evo Bio - Blog Le Monde)
Physiquement, difficile de confondre l’éphèbe du Gévaudan avec l’avorton gardois. Alors que les Lozériens femelles et mâles portent beau, grand et fort un corps racé, sculpté et façonné, notre voisin traîne péniblement une carcasse homonculaire à l’équilibre précaire bien que bipédique. Fatalement, la mauvaise alimentation basée sur un régime composé d’amandes, d’olives, de brandade et de gardiane de taureau entraîne un large spectre de carences et la présence endémique du béribéri de Camargue, à quoi se sont récemment ajoutés le virus du Nil, la dengue et le chikungunya. La consommation immodérée de boissons anisées tirant de 45 à 51 degrés d’alcool aggrave cette situation. En matière d’us et coutumes, si les Lozériens mènent une vie courageuse et exemplaire résolument tournée vers la recherche d’un bien-être quotidien à travers une culture épanouie et variée, on peut qualifier de primaire voire de primitif le mode de vie du malgré tout anthropomorphe abominable-homme-des-garrigues, survivance avant-gardiste des âges farouches et fruit coupable des amours zoophiles entre un australopithèque et un chaînon manquant. S'il faut laisser le Gard aux gorilles, cela n’interdit pas les nombreuses et régulières tentatives lozériennes d’exporter, par des vagues successives d’émigration civilisatrice, un peu de progrès à ces peuplades sauvages. Las, elles restent sourdes à notre main tendue, nous remerciant même très régulièrement par des razzias et des pillages menés contre nos productions emblématiques halieutiques, mycologiques et cynégétiques.


Champignon lozérien victime d'une razzia gardoise (Mushroom Observer)
Au delà des Lozériens, les gens en général ne font pas un pont d’égards au Gard, portant au contraire sur ce que l’on décrit souvent comme un guêpier un regard venimeux. Si leurs yeux étaient des dards, de ces dards dont on fait des rixes, on chercherait vainement une paille dans cette botte d’aiguilles. Ces gens peu recommandables ont eu de plus la fâcheuse habitude d’être dans le mauvais camp lors d’évènements historiques. Par exemple, en 1356, ils étaient avec les Anglais du Prince Noir, contre la France, à la bataille de Poitiers, au cours de laquelle Philippe le Hardi dit à son père Jean le Bon : « Père gard-ez-vous à droite, Père gard-ez-vous à gauche », alors que tous les soldats étaient au garde-à-vous. De même, on trouve trace d’un contingent nîmois combattant contre Jehanne d’Arc au siège d’Orléans en 1429. Lorsque la ville tomba, la Pucelle les fit pendre pour haute trahison. Plusieurs de ses capitaines intercédèrent en leur faveur au nom de l’union sacrée mais Jehanne entra dans une grande colère et cria : « Même face à la Reine de Nîmes, je ne tairais pas mes sons carrés ! ». Cette peine infligée par une garce honnête(1) laissa le Gard sonné.

Gargouille - Cathédrale Saint Michel de Carcassonne (Wikipedia)

Dans le langage courant, le Gard a donné les suffixes ou préfixes "gard" ou "gar", utilisés pour donner un caractère médiocre, non abouti, imparfait, défectueux. Quand on hésite à qualifier une charcuterie située entre une déplorable qualité et un label rouge, on se demande si c’est du Gard ou du cochon. En Allemagne coule le majestueux fleuve Rhin, et à l’inverse, un insignifiant ruisseau charriant un maigre filet d’eau saumâtre est dénommé rin-gard. Les figures démoniaques ornant les cathédrales sont des gar-gouilles, un mauvais restaurant est une gar-gote, l’humour de bas-étage est un humour à la Garcimore (2), quelqu’un qui s’écoute parler avec suffisance se gargarise de ses propres mots. Des adolescents qui ne rangent jamais leurs chambres et laissent leurs couches en friche, on dit qu'ils laissent hagards d'austères lits. Géographiquement, l’intégralité du territoire gardois est à éviter. On peut se laisser berner au nord mais le Haut-Gard ne ment que par sa proximité cévenole. En réalité, c’est une contrée hostile déjà terriblement touchée par un réchauffement climatique exceptionnel. Ses paysages ont servi de décor à Hergé pour son album de Tintin, « Le crabe aux pinces d’or » (3). Quant au bas-Gard, c’est un éternel terrain d’affrontement. A tous points de vue, la critique est aisée car le Gard est difficile.

Paysage du Haut-Gard (Larousse)

Pourtant, les Lozériens ne tirent pour autant aucune supériorité de l’infériorité des Gardois. L’important fossé civilisationnel qui nous sépare de ce repoussant voisinage n’entraîne pas une attitude qui contiendrait une quelconque trace de condescendance ou de compassion qui serait pourtant bien légitime. Pas question d’écraser de notre superbe ce qui reste une création naturelle quoique protozoaire. Même s’il est des moments ou, sans parler d’un mur-frontière, on apprécierait un Garde-barrière.

Lozérix – Croche-patte et Gard gamelle



(1) Garce pris dans son sens du XVe siècle, jeune fille ou femme en général décrite avec une nuance admirative pour son aspect physique et la fermeté de son caractère.
(2) Garcimore, illusionniste et comique, de son vrai nom José Garcia Moreno, (1940 - 2000).
(3) Éditions Casterman, Les aventures de Tintin et Milou, tome 9, 1941

Le Haut-Gard vu par Hergé (Casterman)