lundi 11 avril 2016

Les sorcières des Salelles


Mariotte et sa grand-mère
dites "sorcières"
Le sortilège du bois des brumes
François Bourgeon - Casterman

" Monsieur Parris, il ne peut y avoir de doute. Ce damné Satan est sorti de l'Enfer et se promène dans Salem avec un cortège de sorcières. Il a montré ses marques. Vous ferez bien d'appeler le gouverneur et de faire arrêter les deux femmes."

Arthur Miller, Les sorcières de Salem


Les Salelles (48230), à côté de Chanac est un petit village situé sur la rive gauche du Lot, connu pour son pont en dos d’âne à deux arches, ce qui en fait plutôt un pont en dos de chameau. Le pont construit en 1669 conserve une belle croix en pierre sur l’un des parapets. La paroisse a desservi jusqu'en 1300 une partie des hameaux du territoire du Villard. Il y avait au milieu du XIIeme siècle un prieuré que l'évêque de Mende céda en 1155 à l'abbaye Saint Victor de Marseille. Dédiée à Notre-Dame-de-Bon-Secours, l'église était un lieu de pèlerinage ancien et renommé, a été ravagée par les troupes huguenotes de Mathieu Merle en 1562.

La nourriture, c’est leste
Les faits se passent en 1648. Ce fut une année de famine, à tel point qu’à la fin des récoltes, devant la maigreur de celles-ci, on parla de 1648 non comme l’an de grâce selon la formule de l’époque, mais comme l’an dégraisse. L’année fut également marquée par une affaire judiciaire sordide. Alors que la plupart des habitants du comté crevaient de faim, quelques bourgeois cossus, nobliaux à privilèges ou propriétaires de fermages exhibaient indécemment des panses remplies et remerciaient cyniquement le petit jésus pour leurs peaux du ventre bien tendues. Parmi eux quelques juifs de Montjézieux, qui, profitant de l’interdiction faite aux catholiques de pratiquer le prêt à intérêts, faisaient dans la banque usuraire, une des rares activités qui leur était permise et dans laquelle seuls les Lombards leurs faisaient concurrence. Mais il y avait peu de Lombards en Gévaudan à cette époque, juste quelques courtes tavernes.

Une de ces familles à la religion suspecte et à l’embonpoint coupable fut une nuit victime des damnés de la terre. Quelques squelettiques paysans acculés par la faim, après avoir dévoré leur troupeau en avaient été réduits à bouffer un ancêtre, du papet et du cheptel faisant étable rase. A la tombée de la nuit de la journée du trente novembre, ces forçats de l’Avent attaquèrent la famille israélite et se livrèrent à un cannibale holocauste. Ils assassinèrent, dépecèrent et mangèrent le mari dodu, sa femme replète et deux jeunes filles potelées. Trois garces à leurs yeux sur lesquelles ils espéraient se refaire un peu de graisse. Ils ingurgitèrent tout sauf les pavillons de l’ouïe, car ventre affamé n’a pas d’oreille. Entre deux bouchées de foie juif, ils furent prit d’une bouffée de foi chrétienne et épargnèrent la plus jeune fille, prénommée Christelle. Cette nuit de cauchemar anthropophagique resta d'ailleurs dans les mémoires comme la nuit de Christelle.

Scène d'anthropophagie - Gravure de Théodore de Bry, 1562

L’affaire fit grand bruit. Que la faim ait pu pousser des êtres humains à en manger d’autres était intolérable. Qu’il n’y ait pas eu de potage dans l’antre des anthropophages n’était pas une justification et que les victimes aient été des juifs ne cachait en rien l’horreur de l’acte. Même si des pogroms avaient lieu ici ou là en Europe à cette époque, que la très sainte inquisition elle-même organisait des grillades de juifs ou d’hérétiques, passait les sorciers au pal ou écartelait les maures jusqu’à en faire des galettes de Sarrazins. La justice s’empara immédiatement de l’affaire, les ogres furent jugés, déclarés coupables et condamnés à mort par pendaison. Pour les punir de leur infâme civet, ces gibiers de potence finirent sur le gibet.

La mandragore c’est gore
Mais ce n’est la que le premier épisode de faits qui scellèrent 1648 dans l’histoire gabalitaine. A quelques lieues de Montjézieu, en un lieu appelé les Salelles, une très vieille femme vivait avec sa fille. Habitant une chaumière isolée, sans homme, suspectées de ramasser les champignons alors considérés comme plantes du diable, les deux femmes sentaient le soufre. Mais il n’était pas rare qu’elles soient consultées par des souffrants, car elles savaient les plantes, les articulations, bref, elles étaient guérisseuses. Elles savaient préparer les philtres, les onguents et toutes les potions médicinales. Pour cela, elles avaient besoin d’ingrédients parfois aussi surprenant que rares, notamment la mandragore, plante dont la racine a vaguement forme humaine, et qui, conservée dans du lait est censée se transformer en génie protecteur, à condition de le traiter avec égards sans jamais rien lui reprocher, le génie grondé pouvant se retourner contre son propriétaire qui ne l’honorerait pas de bals, sacs ou autres cadeaux.

Une guérisseuse soigne un patient en forêt, sous le regard courroucé des hommes d’église
Belles Heures de Jean de France, duc de Berry - Herman, Paul, et Jean de Limbourg
The Metropolitan Museum of Art, New York

La mandragore ne pousse que sous les potences, naissant de la rencontre entre la terre et le sperme d’un pendu, pour une fécondation in terreau. Lorsqu’elles surent qu’une pendaison allait avoir lieu, nos deux Salelliennes se mirent en quête du précieux végétal. La mort par pendaison provoque chez les mâles une intense érection. Il suffit alors de se livrer à une partie de suce-pendu sur l’amant dragueur et pendard bandant pour qu’il épande sa substantifique moelle sur le sol, et que du dernier jet de son poireau pousse la plante magique. La plus vieille se livra à l’extraction de la sève, sa bouche édentée facilitant la récolte, bien que l’engin du bougre fût modeste. Mais comme on dit, le vit ne fait pas l’émoi. La vieille à la peine hisse la verge. Ce qu’elle fait la, si on venait à la surprendre, serait une source d’ennuis. Cette façon de sucer un pauvre diable par la queue était très risquée, il ne fallait pas être découverte. En plus des risques de maladies, le pompe funèbre était catalogué comme crime grave. Et l’entreprise de nos deux gaillardes eut un témoin qui s’empressa d’aller rapporter la scène au curé du Villard en son église de Notre-Dame-du-Bon-secours. La mandragore consola la vieille l’espace d’un instant.

Au moyen-âge, un tel témoignage passé au prisme de la religion omniprésente, modifiait ipso-facto le statut des mis en cause. De guérisseuses, elles devinrent naturellement sorcières, et leurs recherches agronomiques se transformèrent en sabbat au cours desquels elles s’ébattaient avec le diable en personne. A ce stade d’accusations, le bat ne blesse plus, c’est un très sale coup qui frappe les deux femmes dont on va se charger de battre la coulpe. Ceci scella le sort des ensorceleuses.

La semence du pendu donne naissance à une mandragore

Femmes en feu, témoins de glace
Déferrées devant le tribunal avec des fers aux poignets et aux chevilles, les deux accusées n’étaient pas fières. Elles eurent beau faire de clamer leur innocence, rien n’y fit. Elles furent soumises à la question et devant leur peu de répondant, leur culpabilité fut prononcée. Elles furent condamnées à subir le supplice de la roue avant d’être brulées vives. Attachées en croix sur la roue, le bourreau devait briser les articulations des prévenues. Il leur montra son lourd bâton en bois. Il le prit en regardant les garces, puis il rompit le pin et le montra a ces dissipées. De même, il prit une coupe de levain, la montra aux deux disciples, et en jeta là ou coulerait le sang pour le coaguler, le sang de la vengeance nouvelle et éternelle, versé par les innocents et la multitude en rémission de leurs péchés. Sang qui ne devait pas trop couler de sorte que les suppliciées soient encore assez vivantes pour être brulées dans les règles de l’incinération rituelle et de l’art dit « chaud ». Friand de viande battue puis cuite, le peuple assistait à se spectacle haut en couleurs et en sons, et particulièrement élevé en bas-instincts.

Si cette affaire est restée dans les annales de la justice gabalitaine, c’est parce qu’avant d’être exécutées, les deux guérisseuses n’eurent guère d’issues pour se disculper. Sauf à demander à leurs patients de témoigner en leur faveur. Et c’est la liste de ces patients qui fit scandale. Furent cités le prévôt de Mende, cinq barons du Gévaudan sur sept, divers lieutenants des armées, des prêtres dont un évêque, des notaires, des banquiers, des gens du sud, du nord, de l’est et de l’ouest, de Florac à Saugues, de Villefort à Nasbinals. C’est une bonne partie du gotha local qu’on nota dans la clientèle, ce qui se raconta partout. Ces puissants allaient-ils franchir la ligne et venir au secours de leurs deux soignantes ? Franchiraient-ils les sommets de leurs peurs à la fin des hardies côtes ? Non, ce col, gotha ne le passa point, laissant aux mains calleuses du bourreau le destin des deux dames. Leurs cœurs étaient trop secs pour se mouiller dans une affaire aussi dangereuse. Aucun puissant ne reconnut avoir consulté les guérisseuses et ces dénégations les envoyèrent aux fumigations. Ils firent bloc et ce resserrement d’hypocrites eut raison des deux médecins. Toutefois, leurs noms restent tachés de leur avanie.

Un seul être se dressa pour tenter de sauver les deux femmes, un nain qui était au service du trésor royal et chargé de la collecte des impôts au nom du Roi en terre Gabale. A peine eut-il annoncé qu’il se rendrait au procès pour témoigner que tous les autres cités à comparaitre décidèrent de le faire disparaitre. Aussitôt occis le gnome, les responsables furent pris en grippe. Ceux-ci faisaient coup double, éliminant une dangereuse contribution au procès et un agent de l’administration fiscale du royaume, tous étant soumis aux douloureuses impositions du nain. La rumeur se répandit d’une mort suspecte, poussant le peuple à une jacquerie, et le blanc de la neige hivernale fut rougi du sang des manants en révolte. A la lâcheté, les élites ajoutèrent l’ignominie. Ce n’est qu’au printemps 1649 que le calme fut rétabli en Gévaudan.
Pont des Salelles - Photo France du Sud

Épilogue
Abandonnée puis oubliée, la chaumière des deux sorcières fut réoccupée quelques années plus tard. Un jeune charbonnier y élut domicile en 1699. La maison, à cause de la réputation des anciennes propriétaires était restée quasi intacte. Le charbonnier retrouva nombre d’ingrédients desséchés ou en poussière. Déjà instruit de beaucoup de choses de la nature de par sa vie d’homme des bois, le charbonnier repris petit à petit l’activité des deux femmes, jusqu’à devenir un rebouteux connu. Il fut un jour visité par Pierre Charles de la Molette, marquis d’Apcher et son fils Jean-François Charles de la Molette, comte de Morangiés. Le marquis d’Apcher, ami intime du marquis de Sade, avait besoin de quelques potions afin de raffermir sa virilité pour mettre en œuvre les recettes apprises de son divin ami. Cette visite fut le début d’une amitié tout aussi glauque entre le marquis de Morangiés et le fils du charbonnier, Jean, qui devint l’éminence grise du noble habité de noirs desseins. Ces deux la ne pratiquaient pas la médecine douce, ce qui fit quelques remous en Gévaudan vers 1764.

Le Charbonnier s’appelait Chastel.


Lozérix, guérisseur pour tristes sires

1 commentaire:

Jean-Michel a dit…

Absolument excellent. Vous plumâtes divinement, et si ce texte eût été le sujet d'un concours, vous eusses gagné haut la main avec pour récompense : "Quelle victoire, Hugot !