samedi 16 septembre 2017

Dix petits maigres


Saint-Jean-la-Fouillouse, l'église


Le bœuf est la reine des viandes ; le bœuf possède, incluse en lui, la quintessence de la perdrix, de la caille, de la venaison, du faisan, du plum-pudding et de la crème aux œufs.
Jonathan Swift, Le conte du tonneau




Une célèbre boucherie de Saint-Jean-la-Fouillouse était, au début du XXe siècle, réputée pour sa préparation d’onglet de bœuf d’Aubrac grillé, sur lequel on faisait fondre une fine tranche de tome (1) d’aligot. Ce plat faisait fureur dans toutes les fêtes votives à la belle saison, mais était aussi servi l’hiver chez les particuliers qui grillaient leur viande dans la cheminée avant d’y déposer le précieux fromage pour que celui-ci la recouvre finalement de sa douce et aillée onctuosité.

La réputation du plat provenait surtout de la qualité de la viande qu’on trouvait chez ce boucher, mais aussi de la façon très particulière, personnelle et secrète qu’il avait de la découper. Prélevée avec soin et méthode sur des animaux rigoureusement sélectionnés dans un seul élevage connu pour la noblesse de son troupeau, la viande et son accommodement fromager, original pour le lieu et l’époque, firent la fortune de notre boucher. Une fortune telle que cela s’ébruita jusqu’à parvenir à des oreilles indélicates.

Onglet de bœuf

Une bande du crime organisé se livra, une nuit d'aout 1939, à un audacieux coup de main armée contre la boucherie, dévalisant la caisse contenant la recette de plusieurs semaines, la caisse contenant la recette de la viande et les caissettes préparées pour être livrées à plusieurs restaurants. Cette main basse faite sur la boucherie, un coup réussi haut-la-main, à un moment clé économiquement pour l’entreprise se solda par un grand marasme pour le boucher. La survenance, un mois plus tard, de la déclaration de guerre, celle qui deviendra la 2e guerre mondiale, et la mobilisation des fils du boucher acheva définitivement le négoce.

Tome d'aligot - photo Jeune Montagne

Si l’icône carnée, le divin bovin, demeurait disponible chez l’éleveur, la façon de découper la viande et le choix primordial et délicat basé sur une expérience malheureusement non transmise, signèrent la perte tragique et définitive de ce pan de patrimoine culinaire lozérien alliant viande et fromage. L’opération fut rondement menée, sans violence, par dix hommes dont la particularité, selon les témoignages recueillis à l’époque était qu’ils étaient tous faméliques et de petite taille. On ne sait pas d’ailleurs si ces dix petits maigres furent motivés par la faim ou la sous-alimentation, ou seulement attirés par une proie facile. En tous cas, ces adeptes de la fondue n'ont jamais été enchainés, n'ayant pas été pris la main dans le sac, ni à l'issue de l'enquête bien qu'ayant mis la main au panier de la précieuse barbaque, au bas mot. Ces bœufs à la viande si fine, persillée, tendre et juteuse étaient peut être les ancêtres des bêtes qui servirent à la reconstitution des aurochs d'Arzenc de Randon ?

Onglet-tome - image d'archives

Tant et si bien que ce simple hold-up dans une boucherie au fin fond de la Lozère entra dans les annales des attaques criminelles et des cambriolages célèbres. Comme l’attaque du train postal, les bijoux de la Castafiore, le casse de la Société Générale par les égouts de Nice, le vol des nids de coucous, l’attaque du courrier de Lyon, le casse du vase de Soissons, le braquage du Carlton de Cannes, la rafle des coffres de diamants d’Anvers, le vol 714 pour Sydney, le fourgon de Tony Musulin, l’épisode lozérien reste inscrit dans l’histoire comme le casse de l’onglet-tome (2).

L'onglet incarnait la quintessence de la noble viande de bœuf lozérienne. La tome, qui n'était pas encore à la mode comme aujourd'hui, reliait le plat à une rustique ruralité. A Langogne, un oncle du boucher de Saint-Jean-la-Fouillouse, boucher lui aussi, tenta vainement de recréer la recette de son neveu. Il explora la chose sous tous les angles sans parvenir au résultat escompté. Quant aux cambrioleurs, on repéra dans les heures qui suivirent le forfait, une Renault Nervastella pleine de passagers, filant vers le sud-est à vive allure. Un pécheur qui péchait l'omble dans l'Allier la vit passer la rivière à Pied-de-Borne, avant d'aller se perdre dans la jungle cévenole. Après quoi, l'onglet-tome sombra à l'ombre de l'oubli.

Lozérix - Le dessert des tartares



1. Tome pour les fromages d'Auvergne, tomme pour les fromages alpins.
2. Des préparations similaires existent toujours, avec tout type de fromage, vache, chèvre, brebis, des bleus, des pâtes cuites ou crues. Jusqu'aux inénarrables américains qui mettent une tranche de fromage chimique (cheddar) sur les steaks hachés de leurs hamburgers.