samedi 9 mars 2019

Songe que la nuit étaie



Taureau roux

Il est une ombre sur le plateau, un germe sous un tégument, un murmure porté par le vent qui courbe à peine l'échine des herbes, un imago prêt à toutes les mues. Il trace de mystérieux symboles sur son visage avec un morceau de charbon de bois. Marques runiques intraduisibles, folie déployée sur sa peau, comme des souvenirs pas encore nés, les puissantes déraisons qui turbinent hors des frontières de son corps.
Franck Bouysse, Plateau


La Margeride est à l’heure où les mares se rident sous les caresses de la brise légère qui précède le crépuscule. L’été en pente douce (1) descend lentement vers l’automne. Le soir s’étend paisiblement, coiffant d'un opercule la voûte azurée. Dans les prairies, les vaches sombrent peu à peu dans leur vespérale somnolence et leur rumination s’achève. Les vapeurs de méthane épais aux effluves de menthe poivrée qui en découlent, dévalent la pente vers le fond des vallées. Cachées dans le couvert des haies et sentes de houx, des fées aux fentes douces copulent une dernière fois avec les satyres aux verges tendues, leurs têtes posées sur des taies en dense mousse. Sous la tente des arbres dansent les faunes. Leurs pouces tendus vers le ciel, ils se dandinent en ondulant, frappant de leurs sabots le sol poussiéreux. Les mélusines gloussent aux abords des ruisseaux, les tétés aux pentes douces tombent, alanguis, sur leurs poitrines blanches. Un farfadet querelleur sort l’épée en acier doux de son fourreau, sur la lame s’enflamme le reflet d’un soleil invaincu. Éblouies, des myriades de libellules s’enfuient ventre à terre, leurs élytres bleus découpant des tranches d’air comme les pales d’un hélicoléoptère (2). Le son lointain des cloches d’un village diffuse un tintement cristallin sur les immensités campagnardes.

Mélusine, dessin de François Bourgeon
Le dernier chant des Malaterre - éditions Casterman

Les insectes du soir entament leurs transes. C’est le temps où les moustiques quittent le point d’eau à la recherche de sang chaud, croisant toute la faune qui va refroidir le sien. Les culicidés brandissent vers les vaisseaux sanguins de leurs proies une trompe armée comme un dard. Ah ! Voici le poignard qui du sang de son maître s’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître (3). Percée, trouée, la veine armant (4) la fuite, demain du sang noir séchera au grand soleil sur les croûtes. C'est aussi le moment ou les tiques attaquent, provoquant chez les victimes humaines l'angoisse de Lyme. Car la Lyme, attention, ne nourrit pas son homme. Au contraire elle le dévore. L'hymne à la joie de la tique, c'est quand le piqué se ronge les sangs. Syndrome utile au journaliste de la presse écrite qui lui se fait un sang d'encre. Une mante religieuse, mentant à son époux, tente de le séduire pour assouvir sa faim de loup. Un colchique pressé pousse à coup de chiquenaudes deux vesses de loup qui explosent en un nuage saoul. Les têtes aux tempes rousses dodelinent au bout du cou des taureaux. Un taon suspend son vol au-dessus de ce nid de cous roux. Les clarines agitées répondent sans fin à l’appel des pâturages. Un bélier pareillement équipé surveille son troupeau, sonneur des agneaux et vigie des brebis. Vert de rage, un ver rose se déterre pour échapper aux mandibules habiles de l’ovin vindicatif.

Vesse de loup libérant son nuage

Dans la sylve velue d’essences essentielles, un petit peuple s’agite sous les touffes. Un grand-duc étouffe un cri, craignant qu’un haret en arrêt n’abaisse sa hulotte vers ses griffes acérées. Desserrant ses serres, le hibou pince un caillou et tance le félin puis lui jette la pierre. Hélant à la rescousse ses frères rapaces, il veut dépecer le haret avant de jouer à chat avec sa peau. Dans les entrailles d’un hêtre tortillard, une couleuvre love ses anneaux en silence et se glisse dans son camouflage. L’épais manteau d’écorce dissimule son corps, les écailles égayent le bois d’un kaléidoscope de couleurs. Le reptile enroulé est alors invisible. Au creux d’un chaos granitique, une morrigane s’affaire à repasser sa serpe contre une pierre à aiguiser pour récolter le précieux thé d’Aubrac, sous l’œil attendri d’une vache qui rit en coulant un regard amusé à cette walkyrie rurale. La barde païenne concoctera avec cette plante une décoction alcoolisée et donc interdite au val d'Allah mais goulument avalé en Avallon (5).

Thé d'Aubrac (source : Wikipédia, auteur Jmp48)

C'était l'instant bucolique dans les prés. Le dernier rayon arpente doucement l’horizon, l’obscurité serpente sous sa noirceur sous-jacente. Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres, adieu vive clarté de nos étés trop courts (6). L’édit astronomique commande que la nuit succède au jour. L’édit piaffe d’impatience dès que la lumière décline. Emportée par la fougue qui roucoule, la nuit s’envole dans sa folle farandole. Étrangleuse joyeuse, elle crispe ses poings autour de la nature qu’elle ne délivrera qu’au matin, avant de suffoquer à son tour sous le soleil et le jour.

Lozérix - Couleur doux contre la vie dure


(1) Film de Gérard Krawczyk, 1987, avec Pauline Lafont, Jean-Pierre Bacri, Jacques Villeret, d'après le roman de Pierre Pelot
(2) Hélicoléoptère, cf Lunatic Asylum, Serge Gainsbourg
(3) Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, Thisbé
(4) Sur ces circuits de veines souterraines, voir le site dédié
(5) L'île d'Avallon - ou Avalon - est le lieu où reposent les héros celtes, notamment le roi Arthur et la fée Morgane
(6) Charles Baudelaire, Chant d'automne, Les fleurs du mal

Chaos granitique à proximité de Lajo (source : margeride-gevaudan.fr)