samedi 23 juillet 2016

Les saigneurs des ânes hauts

Le GR 70 a son croisement
avec le GR 68 en Lozère
- Je me suis réveillée dans le noir et les agneaux bêlaient.
- Ils égorgeaient les agneaux de printemps ?
- Oui.
- Qu'avez-vous fait avec la jument ?
- Je me suis habillée sans allumer et je suis sortie. Elle avait peur. Tous les chevaux de l'écurie étaient terrifiés et elle m'a reconnue. Elle a fini par mettre son museau dans ma main.
 
Thomas Harris, Le silence des agneaux


Tout le monde connait l’histoire de la bête du Gévaudan et les nombreuses hypothèses sur son identité, parfois très farfelues. Certains allant jusqu’à prétendre que les victimes, autour d’une centaine, auraient été attaquées par un loup. Les caractéristiques des crimes et l’état des corps indiquent pourtant clairement une intervention humaine. La Bête du Gévaudan, la vraie elle, est toujours l'animal totémique de la Lozère. Mais la n’est pas le thème de notre histoire. Ce thème, dans lequel les loups ont aussi été accusés à tort, c’est un fait divers tout aussi sanglant survenu sous les chênes et sous les châtaigniers de Lozère, tombé depuis dans un étonnant oubli. En 1878, Robert Louis Stevenson fait sa fameuse randonnée. Le 22 septembre, il part de Monastier-sur-Gazeille en Haute-Loire avec l’ânesse Modestine. Douze jours plus tard, le voila rendu à Saint-Jean-du-Gard, après avoir traversé le Velay, la Lozère en passant par Langogne, Luc, Le Bleymard, Le Pont-de-Montvert, Florac et Saint-Germain-de-Calberte. Ce parcours de 230 km est aujourd’hui le « chemin de Stevenson », référencé comme le sentier de grande randonnée GR70. Le récit de ce périple, Voyage avec un âne dans les Cévennes a été publié en 1879, et il constitue le livre de voyage des nombreux randonneurs qui suivent cet itinéraire.

C’est à partir de la parution de cet ouvrage que les faits ont commencé à se produire. La sortie en librairie fut un succès. La distribution n'allant pas aussi vite qu'aujourd'hui, c'est au bout de 10 ans que le phénomène prit une ampleur inattendue. Beaucoup de lecteurs, hexagonaux mais aussi d’Outre-manche, d’Outre-pyrénées, d’Outre-alpes, d’Outre-rhin se mirent sur les pas de Stevenson. D'aucuns racontent qu'ils ont même entrevu, les jours de brouillard, les inquiétantes silhouettes de zombies d’outre-tombe. Tout aurait pu bien se passer si ces randonneurs n’avaient pas eu l’outrecuidance d’être aussi nombreux, outrepassant trop souvent le droit de propriété des riverains, ou salissant la campagne en jetant leurs outres vides comme un coureur cycliste balance sans vergogne sa gourde le long des routes du tour de France. Les autochtones, indigènes et autres locaux n’avaient pas l’habitude de voir défiler dans leurs défilés montagneux autant de touristes et d'étrangers. A partir des beaux jours et jusqu'aux premiers gels, d’importantes cohortes de marcheurs se formaient pour randonner en rangs d'oignons dès le lever du soleil, sous l’ombrageux regard des Lozériens. C’est à cette époque que se forge la méfiance des campagnards à l’égard des touristes. Ceux-ci, accompagnés de leurs équidés à l'instar de Stevenson, modifient l’équilibre des contrées qu’ils traversent. Ils choisissent la pluspart du temps des baudets de grande taille au garrot élevé, car en ce temps la, tout le pesant matériel ne tenait pas dans un sac à dos d'homme, mais sur un dos d'âne, animal qui a la bosse des transports. Pourtant, ces ânes hauts sont rétifs à porter le bât rempli d'équipements couteux qui ont vidé les bas de laine. Mal conduites par des maitres novices, ces bêtes de somme éveillent par leurs attitudes la colère des propriétaires bordant l’itinéraire.

R. L. Stevenson et Modestine, Santons d'Auvergne
La multiplication des errances incontrôlées dans les pâtures, jardins, potagers, plantations, les campements sauvages, et surtout les incendies plusieurs fois provoqués par des feux de camps allumés sans aucune prudence mettent le feu aux poudres. L'inconséquence coupable de ces gens aurait dû les condamner à minima au port permanent d'un bonnet d'âne. Horripilés par les troubles que provoquent les randonneurs et leurs baudets, les indigènes vont prendre le taureau par les cornes, aussi bien ceux de Margeride que les Cévenols. Le 30 septembre 1888, pour effrayer les voyageurs, ils vont, lors d'un bivouac des promeneurs, annihiler la présence des ânes en un cruel égorgement de masse, maquillé en une attaque de loups. Ce brutal sphagia (1)  précédait la guerre lancée contre les touristes envahisseurs et les récupérations des espaces vandalisés par les bourricots, notamment les prairies ravagées, car l’âne tond l’herbe plus sûrement qu’une faux, anéantissant parfois une année de récolte, broutage que l’âne aime au mètre. Tout ceci fut donc noyé dans un lac de sang. Quand les paysans voient rouge, l’âne rit jaune, avant de finir anémié au dernier degré.

Opéré sans anesthésie, la carotide atteinte malgré le garrot haut, le sacrifice provoqua le braiement des ânes en chœur, vacarme qui se fit entendre sur plusieurs kilomètres à la ronde. Le cri du baudet qu’on égorge se propagea dans les gorges du Tarn et au delà, transporté par le vent comme une anémophile. Les égorgeurs dissimulèrent si bien leur violente besogne que la culpabilité tomba sur les loups telle une truffade sur l’estomac d’un Parisien. Mais l’effet escompté fut obtenu. Les colonnes de touristes, impressionnés puis terrorisés, diminuèrent fortement et les prédations envers les indigènes aussi. Ces derniers, pas dupes de l’origine du massacre, passèrent rapidement du coq à l'âne et gardèrent le secret, leur caractère taciturne et renfermé comme celui d’un ours facilitant cette naturelle discrétion. Une anecdote raconte que sur les lieux du massacre ont poussé des bouquets d’aneth et d’anémones, grâce aux pollens que les ânes transportaient dans leur pelage. Malheureusement, le souvenir de ces assassinats asiniens, innocents assignés au portage ne s'est pas gravé dans les mémoires. Depuis quelques années, des colonnes infernales se reforment et les caravanes passent sans que les chiens aboient. Porteur de devises, le touriste est maintenant perçu comme un mal nécessaire, notamment auprès des néo-ruraux, autres type de bourriques avec qui ils ont toujours une proximité génétique. Le phénomène est de plus encouragé par les acteurs et décideurs du tourisme départemental qui, misant sur le tout-tourisme brident peut-être l'âne par la queue ?

Une des victimes égorgées, photo de l'époque (calotype de 1888)
Quant aux indigènes, frappés par l’exode rural et le malaise agricole, ils s’efforcent de vivre et de travailler au pays, sans devenir des bêtes folkloriques dans un espace protégé au même titre que les chevaux de Przewalski, les vautours de la Jonte, les bisons d’Europe et les loups du Gévaudan. Ils sont les ânes de Buridan de l'histoire. Doivent-ils faire confiance aux gens venant du dehors ou ne doivent-ils pas compter que sur eux-même ? Reste une question qui a souvent été posée sur la relative méconnaissance de cet évènement, ignoré quasiment de tous aujourd'hui. La réponse réside dans l'actualité internationale du moment. Il faut se rappeler que toute la presse et les opinions publiques, en cet automne 1888, avaient les yeux rivés sur Londres ou sévissait un autre égorgeur, même si c'est de son mode opératoire au niveau de l'abdomen qu'il tire son nom de scène, Jack l’Éventreur. Les quelques journalistes présents en Lozère se sont rapidement détournés de ces ânes à qui ont fit la peau, pour suivre l'affaire de Whitechapel (2). Les pisse-copies changent de sujet comme les mouches changent d’ânes. Ce désintérêt aura au moins évité aux Lozériens d'avoir à avaler une couleuvre à la saveur de pisse d'âne, les journaleux n'auraient pas manqué de faire de l'ironie facile sur leur ouverture d'esprit.

Lozérix - Annonceur local et animateur de mémoire



(1) Sacrifice d'un animal par égorgement que les guerriers grecs pratiquaient avant une bataille. La façon dont le sang s'écoulait était un présage sur l'issue du combat.
(2) Quartier populaire de Londres où ont eu lieux les cinq crimes canoniques de Jack l’Éventreur.

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