Dans cette partie lozérienne de l’Aubrac, les prairies étaient semées de
gigantesques roches qui semblaient avoir été jetées depuis la lune.
Elles lévitaient au-dessus de la peau de neige, laquelle se lézardait
par endroits pour laisser apparaître les cours d’eau noire, comme des
saignées dans la terre. Une immense pelage de dalmatien.
Alto Braco, Vanessa Bamberger
Alto Braco
Vanessa Bamberger
éditions Liana Levi, 01-2019
Un peu inquiété par la 4e de couverture qui donnait une toponymie fantaisiste du nom Aubrac, cela c'est vite dissipé à la lecture. C'est un bouquin sympa qui dépasse largement les secrets de famille et le retour nostalgique d'une émigrée sur la terre des ancêtres. L'auteure a le bon gout de ne pas limiter l'Aubrac à l'Aveyron, erreur souvent commise, parfois en toute mauvaise foi par lesdits aveyronnais ; exemple :
" Armand l'Aveyronnais tenait rancune à la terre entière. Il Jugeait ses voisins aubracois débiles, les Lozériens pauvres et les Cantalous peureux, les conseillers municipaux vendus, les éleveurs fainéants. Cependant, face aux Parisiens qu'il appelait "doryphores", ils étaient tous Aveyronnais, Cantalous et Lozériens, des Auvergnats. "
Elle insiste bien sur la notion de territoire (1) que constitue l'Aubrac, uniquement limité par des frontières géologiques et géographiques et réparti sur trois départements, Aveyron Cantal et Lozère. Pour ne fâcher personne, le livre se situe sur trois lieux principaux, Lacalm (12), Saint-Urcize (15) et Nasbinals (48)(2). C'est l'histoire d'une jeune parisienne élevée par sa grand-mère et grand-tante, deux figures des Auvergnats de Paris, cette tribu composée de Lozériens, Aveyronnais, Cantalous ... qui possède encore une majorité des bistrots parisiens. La solidarité et l'entraide qui prévalent dans le groupe et le sens du commerce et de l'économie en ont fait un groupe soudé et puissant. Quand l'age avance, ils sont nombreux à se replier sur les terres natales pour une courte retraite avant d'aller remplir les cimetières. Le façonnage de l'identité est aussi abordé par de pertinantes réflexions :
" Je ne croyais ni aux gènes ni aux racines attachant l'être humain à une seule terre. Je me définissais comme parisienne parce que j'avais été élevée ici. J'aurais aussi bien pu me sentir ardéchoise, madrilène, australienne... Il me semblait que le sentiment d'appartenance n'était qu'une construction de l'esprit, une histoire qu'on se raconte à soi-même. Je voulais bien croire à l'influence de l'environnement sur le corps et le mental, admettre que le pays de mes grands-mères les avait façonnées, faites dures comme le granit glacé, tranchantes comme le basalte, mais elles n'étaient pas nées ainsi. J 'observais moi-même chaque jour les processus d'apprentissage face aux enfants de la crèche de Levallois-Perret dont j'étais la directrice. Ils imitaient mes gestes tels des dizaines de petits miroirs. Quand j'avais exposé ma théorie à Granita, elle m'avait fait taire d'un claquement de langue.
— Miladiou, on voit bien que tu n'as pas connu l'exil. "
Au delà du vécu personnel de Brune qui va découvrir son histoire, le livre est aussi la découverte d'un terroir, d'un peuple et d'une vache ;
" Au milieu de la place se dressait le célèbre taureau de bronze, onglons plantés sur un grand socle de pierre noire, chignon et mufle au vent, l'air féroce. Le symbole de la race, la curiosité et la fierté de la commune. La vache avait toujours été le totem de l'Aubrac, son tracteur, son garde-manger, sa bourse. Cependant c'était le taureau qu'on glorifiait. De même qu'on disait viande de bœuf alors qu'on mangeait de la vache, on parlait de bœufs dressés et non de femelles. La misogynie valait aussi pour les bovins. "
Chaussée basalatique du Pont des Nègres, sur le ruisseau des Plèches vers Marchastel (48) Photo E. Planchon 2017 sous licence creative commons |
La crise bovine, le malaise agricole, les méthodes d'élevage (3) sont abordés à travers l'histoire des parents, des cousins, des voisins. Querelles de voisinages, querelles de paysans, utilisations des terres (4), filières de distribution, le livre explique simplement les tenants et aboutissants de toute l'économie qui gravite autour de la race Aubrac. Les traits d'humour, débats sur la stabulation (5), les doryphores et les propos émaillés de régionalismes bien sentis, les paragraphes sur la gastronomie et l'art culinaire régional sont autant de notes de bonne humeur qui égaient un constat délicat sur un monde au carrefour de son histoire. Les descriptions géographiques, lacs, cascades, rivières, chaussées basaltiques et chaos granitiques raviront les amoureux de cette terre sauvage qui ne se donne pas n'importe comment à n'importe qui. L'auteur égratigne au passage tous ceux qui ne connaissent pas l'Aubrac et les réactions qu'il provoque quand on le découvre :
" L'Aubrac produisait immanquablement la même réaction chez ses visiteurs : on dirait la Mongolie ; on croirait la Nouvelle-Zélande, l'Australie, la Namibie, l'Islande, le Pérou, le Tibet, le Canada, l'Ecosse... Derrière son comptoir, Annie hurlait de rire quand un client avouait connaître le Chili mais pas l'Aubrac. "
Comparaisons contestables quand on ne retient que ça d'un espace riche de tant d'autres choses.
Proche d'une autre terre de légende, le Gévaudan, l'auteur rappelle justement que
" puisque nous étions sur ses terres, j’ai convoqué l’image de la bête du Gévaudan, accusée de toutes sortes de crimes, viols, incestes, alors qu’elle n’avait pu, selon Granita, parcourir tant de kilomètres en si peu de temps. Il en existait peut-être plusieurs, ou bien il s’agissait d’un homme. D’ailleurs les gens du coin n’avaient jamais cru au loup, car le loup, eh bien, ils le connaissaient. "L'auteur donne la véritable origine du nom Aubrac, empreint de celtitude dans les dernières pages.
" Le lac de Saint-Andéol avait l'apparence d'un immense plat émaillé bleu cobalt, la texture d'une coupe en pâte de verre de Murano. Sa surface se couvrait d'une fumée, une légère poussière d'eau semblable à des embruns, de sorte qu'on avait l'impression d'un bord de mer. Quand je me suis approchée, j'ai vu que l'eau possédait, en réalité, la couleur de l'ambre, exactement comme Bernard l'avait décrit. La teinte brune de la tourbe d'Aubrac, dont l'origine occitane, alto braco, signifiait donc "haute boue" et pas "haut lieu" comme je le croyais. "L'histoire est sauve.
Lozérix - Haut-braqué parmi le bas-monde
Le livre a remporté de nombreux prix :
Prix France Bleu Page des libraires 2019
Prix Arverne 2019
Prix Simone Veil – Mairie du 8ème 2019
Prix Lire Elire Culture et bibliothèques pour tous Nord Flandre 2019
Prix Cabri d’or 2019
En savoir plus sur le livre sur le site de l'éditeur.
(1) " Malgré la sensation d’immensité qu’il offrait, le plateau de l’Aubrac
était minuscule, quarante kilomètres de long, vingt de large. Bien qu’on
s’y sente isolé, au milieu de nulle part, il s’avérait impossible d’y
pénétrer sans se faire remarquer, et ce constat m’a instantanément
oppressée "
(2) " Nasbinals ressemblait à Lacalm en plus gros et plus vivant. La même
architecture vernaculaire, un village minéral, une corpulente église en
granit, un clocher octogonal plus large que haut dominant de lourdes
maisons rocheuses, des toits de lauze aux éclats mordorés, des vieilles
dames en collants chair courbées sous le poids de leurs paniers en
osier, car ici le commerce prospérait.
" Le long des vingt-cinq kilomètres qui séparaient Lacalm de Nasbinals,
j'avais traversé ces trois départements en trente minutes sans noter la
moindre différence entre les paysages, les bâtiments, les coutumes.
Partout j'avais vu les forêts de hêtres et d'épicéas entrecouper les
prairies, et les murets de pierre sèche, les tourbières verdâtres, les
moraines brunes, les boraldes argentées, les lacs métalliques, les
vaches caramel, les fermes modernisées, partout le même alliage de
replats et de crêtes, d'herbe brûlée et d'infini brumeux. Le même vent
furieux, la même lumière stroboscopique. "
(3) " Après l'élevage traditionnel, l'agriculture intensive, le retour à la
terre façon bourrée et aligot, l'agriculture biologique, il existait une
cinquième voie, celle de la qualité alliée à une traçabilité
irréprochable. La fusion parfaite entre tradition, modernité et santé, entre bon sens paysan, respect de l'environnement et technologie.
"
(4) " Les vieux éleveurs, c'est une race à part, tu sais. Prêts à tuer père et
mère pour vingt mètres carrés de pelouse. A bénir le bon Dieu le matin
et embrasser le cul du diable le soir. Cette terre qu'il se disputent,
certains ne la respectent pas. Pierrot, c'est un des pires. Il dit qu'il
ne met pas d'engrais mais parfois, quand il pleut, ça mousse. "
(5) " Rien de tel qu'un débat sur la stabulation pour convertir un paysan taiseux en commère survoltée"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire